Trois extraits d’un entretien passionnant
avec Philippe Even
publié dans Le Nouvel Observateur
–
[…]
N.O.- Au fond vous êtes un libéral, d’ailleurs satisfait de l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Il a été, selon vous, le premier à prendre la mesure du désastre.
Philippe Even.- Je le dis d’autant plus que j’ai toujours voté à gauche, « malgré elle et malgré moi » pour reprendre le mot de Camus. La recherche ne devrait pas être un problème de droite ou de gauche. Mais après 30 ans d’inaction, Nicolas Sarkozy et Valérie Pécresse ont vraiment, après Claude Allègre, essayé de changer les choses. Mais comme ils n’ont pas d’expérience de terrain, beaucoup de mesures s’enlisent, bloquées par les corporatismes et le syndicalisme, même si le Grand Emprunt et l’ANR (Agence Nationale de Recherche) sont de vraies avancées.
L’autonomie des universités en revanche reste souvent une coquille vide. Parce que les universitaires eux-mêmes sont fréquemment, comme on dit aux « Guignols », des « couilles molles », que l’inertie rassure. Beaucoup ne tiennent guère à l’autonomie, donc à la responsabilité, parce qu’ils sont élus précisément pour que rien ne change et pour leur goût des compromis et de l’irresponsabilité. N. Sarkozy se plante aussi dans le choix des inconnus de 3ème rang qu’il nomme à la tête du CNRS, de l’Inserm, des grandes directions ministérielles et des innombrables agences de recherche (plus de cent !) : ils n’ont aucune vision d’ensemble de la recherche et des directions nouvelles qu’elle prend. Des aveugles. A l’étranger, à ces postes, vous avez des Nobel, ou des pré-nobélisables.
En France, on choisit, au mieux, des ingénieurs X-Ponts, X-Mines, ou du CNES ou du CEA, tous dociles, sortis des mêmes « grandes » écoles, grandes entre guillemets, mais qui n’ont jamais fait de recherche. Ce qu’ils savent, c’est la science telle qu’elle était au moment de leurs études. Mais la recherche, c’est différent, c’est un état d’esprit, c’est être libre, c’est tout remettre en cause, contester ce qui a été enseigné, renverser les idées reçues, faire preuve d’audace et d’imagination, pour ouvrir des voies nouvelles et non circuler sur des autoroutes comme tout le monde. Ils ont appris à répondre à toutes les questions les plus compliquées, mais sont incapables de poser des questions nouvelles, qui sont toujours des remises en cause. La science « établie » trône comme une statue immobile ; la recherche, elle, danse, court, vole, va en tous sens. Elle ne peut s’épanouir dans les casernes de Polytechnique.
[…]
–
–
N.O.- Autre faiblesse hexagonale, cette incapacité à créer les instruments permettant de répondre aux questions que l’on se pose…
Philippe Even.- C’est vrai en médecine, avec les scanners, RMN, PET-Scan, pacemakers, défibrillateurs, etc., et plus vrai encore dans les laboratoires, où il faut des lasers, des séquenceurs, des micropuces, de la microscopie biphotonique, etc. Galilée n’était pas un grand théoricien, mais il s’est obstiné à grossir ce qu’il regardait dans le ciel. Il a appris qu’on avait fabriqué des lunettes en Hollande, il en a importé quand il était à Venise. Il les a modifiées, polies lui-même, perfectionnées et il a vu tourner Vénus autour du Soleil et découvert les 4 lunes tournant autour de Jupiter et prouvé ainsi la rotation de la Terre autour du Soleil « e pur si muove ». Ça, c’est la démarche dans tous les pays qui nous entourent. En étroite collaboration avec l’industrie, les chercheurs réfléchissent aux outils à fabriquer pour répondre à leurs questions. Nous, jamais. Nous devons les importer à grands frais avec des années de retard. Les chercheurs étrangers mangent le pain blanc, nous laissent le pain gris et d’un coup nous mettent dix ans dans la vue.
[…]
–
–
N.O.- Mais est ce que ça ne fait pas dix ans au moins qu’on parle du déclin de la recherche française ?
Philippe Even.- Ah bon ! Qui ? Je n’entends et ne lis chaque mois dans la presse que de ridicules cocoricos qui rappellent l’enthousiasme de nos grands chefs militaires juste avant Sedan 1870, re-Sedan en 1940 et Dien Bien Phu en 1954. Non, le déclin, on l’admet en économie, industrie et football, mais on le nie en littérature, en arts et en sciences. La France croit encore qu’elle éclaire le monde depuis Charlemagne. Du pipeau. Naufrage total. Quand Nicolas Sarkozy remet en 2009 la Grand Croix de la Légion d’honneur, si méritée, à Jacques Servier, le neuillyssois, inventeur sinistre du Médiator, ses propos sont à pleurer –« Vous avez été formé à l’école du grand Pasteur, à l’école de la grande médecine française et des nombreux Nobel (presque aucun) dont nous pouvons nous enorgueillir. » Des guignolades, tout ça.
N.O.– Ca vous mine au point d’avoir travaillé 4 ans à faire une sorte de « Livre Noir de la recherche » ?
Philippe Even.- Non, c’est un livre blanc de l’espoir, et ça a été passionnant. L’évaluation scientifique, c’est la science de la science, « la connaissance de la connaissance », comme dit Edgar Morin. Je l’écris à 78 ans pour nos chercheurs et pour mon pays, à cause de son histoire, sa culture unique, sa langue, ses jeunes, son potentiel étouffé par des gérontes aveugles, nantis et habiles, d’une totale nullité. Je suis à cet égard gaulliste.
Je l’ai écrit particulièrement pour les jeunes, qui sont tellement malheureux, qui vivent de façon si austère, sans un sou pour eux, sans un sou pour leur équipe, sans un sou pour leurs collaborateurs, leurs boursiers et les ingénieurs, si écrasés par un enseignement stérilisant et formaliste, qu’ils fuient aujourd’hui à tire d’aile les filières scientifiques. J’admire qu’ils fassent autant dans des pareilles conditions. Ce livre tente de plaider pour la recherche parce qu’elle est, avec l’art, la plus belle des libres aventures humaines individuelles et collectives, parce qu’elle est justement un art.
Mais je n’entretiens guère d’illusions sur l’impact que peut avoir ce livre. Tout au plus fera-t-il taire un certain nombre de gens qui ne connaissent rien à la recherche et prétendent justement la conduire, et en particulier peut-être fera-t-il taire ces gens du lobby des grandes écoles en bicorne qui ne servent à rien et tuent deux fois : la première en soustrayant les plus motivés à l’Université et la seconde en en faisant une élite sociale scientifiquement stérile. Ça peut aussi permettre de mieux comprendre et agir à quelques politiques de qualité, il y en a – Valérie. Pécresse en fait partie – pour leur donner un éclairage plus juste, plus de lucidité et plus de légitimité dans leurs choix. Quelques-uns ont d’ailleurs souhaité que j’écrive ce livre mais sans y être eux-mêmes impliqués et je les comprends. Il n’y a que des coups à prendre.
N.O.- Il y a des passages très poétiques aussi, vous établissez de jolies passerelles entre la recherche et la création artistique…
Philippe Even.- Cette phrase de Picasso est magnifique : « A 10 ans je dessinais comme Raphaël, il m’a fallu toute la vie pour apprendre à dessiner comme un enfant ». Tout est là. Vous connaissez le peintre et les livres qui ont été écrits sur lui, surtout celui de Pierre Daix, qui raconte, presque heure par heure, la genèse de tous les tableaux de Picasso, étude par étude, sur des jours, des semaines, des années même, et décrit ce qu’il modifie, selon l’heure de la nuit, l’éclairage, ses émotions, etc. C’est fascinant, on est au cœur de la création. Picasso ne cherche pas la beauté, mais sa vérité.
En lisant les grands chercheurs qui racontent leur histoire, Kepler, Einstein, Süsskind, Watson, Gell-Mann et François Jacob, ce sont exactement les mêmes mots. Ça se passe la nuit, dans la solitude, la tension, les intuitions qu’on croit voir poindre et qui s’évanouissent ou s’avèrent fausses. C’est « la science de nuit » de Jacob. Et puis tout à coup, soudainement, de façon imprévisible, comme un éclair, c’est l’œuf de Colomb. Tout se met en place. Voilà la clé qui ouvre toutes les portes. Nul ne l’a mieux décrit que François Jacob racontant sa découverte nobélisée en 1965, l’une des deux ou trois qui comptent en biologie depuis un siècle. Ça se passe au cinéma Miramar, place de Rennes, un dimanche de juillet. Il n’était pas bien, il va au cinoche avec sa femme. Et tout à coup, au milieu du film, il se lève d’un bond, il pousse un cri et sort et se dit : « Mon expérience, c’est la même que celle de Monod ! » Pourtant elles n’ont rien à voir, ce n’est pas du tout le même sujet, mais c’est le même mécanisme. Et d’un seul coup il apporte cette notion, formidable à l’époque et encore aujourd’hui : le génome de Watson en soi n’est qu’un clavier inerte, l’important c’est la musique qu’on y joue, l’important c’est sa régulation. A certains moments il y a des segments de génomes qui s’expriment et d’autres qui dorment. Jacob apporte cette notion formidable par rapport à ce qu’on avait avec la double hélice qui n’est qu’une structure, un clavier tordu. Il apporte cette notion qu’elle est vivante, elle bouge tout le temps, elle est régulée, et c’est en grande partie elle-même qui se régule. Elle est le clavier et le pianiste.
De tout cela, Jacob eut l’intuition d’un coup, comme une étincelle entre les plaques d’un condensateur, par un soudain rapprochement que les autres n’avaient pas fait. Pourquoi lui, ce jour-là, à cette heure-là ? Mystère. Il faut faire lire François Jacob à tous les jeunes, dès 15 ou 16 ans, au lieu de les asphyxier de différentielles et d’intégrales, qui ne sont que des procédés, des recettes de cuisine, des solutions, alors que ce sont les questions qui comptent.
–
Propos recueillis par Anne Crignon et Sophie des Déserts
Première mise en ligne : le 2 décembre 2010
–
–
Pour lire en ligne l’article complet :
3- http://bibliobs.nouvelobs.com/essais/20101202.BIB6025/faire-taire-les-grandes-ecoles-3-4.html
–
Quel rapport avec la forêt ?
Eh bien, je ne sais pas moi… peut-être l’absence de recherches sur le labour profond, par exemple !
–
–